Au sujet de la version du Palazetto Bru Zane de l’opéra-bouffe d’Offenbach
Contrairement à ce que voudrait faire croire Bru Zane dans le seul but de justifier la démarche fantaisiste exposée dans son édition, Offenbach n’a jamais exprimé le moindre regret d’avoir du renoncer à une version plus lyrique de sa Vie parisienne. Au contraire. Il a déclaré publiquement la satisfaction qu’il rencontrait à travailler avec des artistes plus comédiens que chanteurs.
Tout ce qu’il a laissé à l’état d’esquisses, tous les morceaux qu’il a souhaité supprimer ou remplacer, il ne les a jamais réutilisés lors d’une reprise avec des artistes lyriques chevronnés, que ce soit à Vienne, à Bruxelles ou plus tard au Théâtre des Variétés. Ou bien dans d’autres œuvres, comme il lui arrivait parfois de le faire. La comparaison avec La Grande Duchesse de Gérolstein est sur ce point tout à fait significative. Devant les bouderies du public parisien jugeant l’acte II trop long, Offenbach est contraint de supprimer le final de cet acte. Or, dès qu’il fait représenter l’œuvre à Vienne, il s’empresse de réintégrer ce final auquel il tient. Idem pour d’autres fragments supprimés à Paris. C’est tout le contraire pour La Vie parisienne, où Offenbach n’a eu de cesse de raccourcir et condenser son ouvrage. Et ce, dès les premières représentations. Comment peut-on alors proclamer que cette Vie parisienne "made in Bru Zane" faite de brouillons abandonnés et de morceaux supprimés est « la version dont rêvait Offenbach » ? Pure invention. Ce n’est pas de la musicologie, mais de la communication à la mode actuelle.
Analyse
Triolet de Gardefeu. Bru Zane remplace la version définitive d’Offenbach par une version primitive que le compositeur avait décidé d’abandonner avant la création de 1866. D’ailleurs, lors de la reprise de 1873, il n’est pas question pour le compositeur de ressortir de ses cartons cette version abandonnée. Il préfère fournir une nouvelle orchestration de la version définitive. La différence de qualité est nette entre la version primitive abandonnée (forme de rengaine ABABAB) et la version définitive plus élaborée (AB C AB) et délicate.
Entrée du brésilien Offenbach n’était certainement pas satisfait du début de ce numéro dont la musique anecdotique (citation d’une de ses précédentes partitions, « Le Brésilien ») fait traîner en longueur l’action dramatique. Et c’est pour cela qu’il choisit de remplacer cette petite scène par un de ses chœurs les plus vifs et les plus célèbres « A Paris nous arrivons en masse » pour annoncer d’une façon tonitruante l’arrivée du brésilien. Bru Zane a choisi, contre la volonté du compositeur, de remplacer la version définitive par la version abandonnée.
Air du brésilien. Offenbach écrit une première version de la coda de cet air. Apparemment mécontent du résultat, il la rature dans son manuscrit et en écrit une seconde qui sera jouée à la création et que l’on connaît aujourd’hui. En réintroduisant simplement les mesures coupées, Bru Zane fait enchaîner les deux codas, avec chacune cadence parfaite et point d’orgue. Une aberration.
Final de l’acte 1. Toujours pour des raisons dramaturgiques évidentes, Offenbach lors des répétitions choisit de couper quelques mesures de transition orchestrale avant l’ultime chœur général « La vapeur nous entraîne ». Bru Zane a choisi contre la volonté du compositeur de les réintroduire en orchestrant de la musique laissée à l’état d’esquisses et raturée. Le choix de remplacer dans le chœur le texte définitif de Ludovic Halévy par une version primitive abandonnée est tout aussi injustifié.
Duo de la gantière et du bottier. Afin de faire du « neuf » à tout prix, et allant l’encontre des volontés du compositeur, Bru Zane se permet de réintroduire quelques mesures qu’Offenbach avait sciemment coupées dans son introduction orchestrale afin d’éviter une redite et de permettre au personnage une entrée en scène plus resserrée.
Final de l’acte 2. Après la fin de l’air de Gabrielle, Bru Zane choisit de remplacer la partition définitive d’Offenbach, Meilhac et Halévy, par des esquisses pour voix et piano d’une version primitive abandonnée. Dans ces esquisses dont le contenu est inabouti figurent les parties vocales, mais l’accompagnement piano reste fragmentaire. La démarche de vouloir remplacer une version aboutie et approuvée par des brouillons nécessitant une orchestration apocryphe et de vouloir faire passer cela pour une version « originale dont rêvait le compositeur » va à l’encontre des volontés des protagonistes et de toute démarche musicologique sérieuse et respectable. Et du point de vue purement théâtral, c’est se priver d’un des sommets de La Vie parisienne, la célèbre tyrolienne.
Chœur d’entrée de l’acte 3. Tout comme Bru Zane se permet d’ajouter ça et là des musiques de scène de son invention en se référant simplement à des didascalies figurant dans une version archaïque du livret, il se permet de supprimer les numéros qui ne figurent pas dans ce document primitif. Comme par exemple ce chœur d’entrée de l’acte 3.
Air d’Urbain. Offenbach est connu pour son sens de la dramaturgie. Il n’hésitait pas à couper des numéros entiers s’il jugeait que leur longueur était préjudiciable au rythme de la pièce. Ce fut le cas pour plusieurs numéros de l’acte 3, dont ces couplets d’Urbain - qui ne sont certes pas un chef d’œuvre et l’on comprend pourquoi Offenbach n’hésita pas à les supprimer après les avoir « testés » pendant quelques représentations. Pourtant Bru Zane les réintroduit, et dans une tonalité qui n’est pas celle voulue par le compositeur.
Trio diplomatique. Il en va de même pour ce trio diplomatique qu’Offenbach abandonna rapidement sans l’avoir orchestré. Autant ce numéro mérite de par ses qualités de figurer dans les annexes d’une édition, parti que nous avons pris dans le cadre de l’OEK, autant il est contraire aux volontés des protagonistes de vouloir le réintroduire dans la pièce.
Quintette. Idem pour ce numéro rapidement supprimé par le compositeur afin de resserrer l’action dramatique d’un troisième acte déjà très (trop) long. Pourtant Bru Zane y rétablit ce quintette contre les volontés d’Offenbach…
Ensemble de l’habit. Retour à une version primitive où deux rôles masculins disparaissent. Une fois encore, cette version primitive a sa place dans les annexes d’une édition à titre documentaire, mais ne doit en aucune façon remplacer la version définitive approuvée par le compositeur.
Final de l’acte 3. La version définitive de ce numéro aboutit sans conteste à un des sommets de l’opéra-bouffe. Avec un crescendo dans la montée des plaisirs et de la griserie dont seuls sont capables Mozart, Rossini et Offenbach. Vouloir remplacer ce chef d’œuvre par son brouillon qu’Offenbach laissa à l’état d’esquisses pour voix avec quelques bribes d’accompagnement pour piano, va à l’encontre de toute logique artistique, théâtrale et musicologique.
Acte 4. Il convient de rappeler que la version utilisée par Bru Zane dans le corpus de son édition a été laissée par Offenbach à l’état d’esquisses dans lesquelles on trouve les parties vocales et un accompagnement piano fragmentaire. En 2013 nous avons publié cet acte en annexe de notre édition, et nous avons donc fait un travail de reconstitution (en remplissant les trous laissés par Offenbach) et en orchestrant le tout. Bien entendu mon but a été de faire au plus simple, au plus efficace, et d’harmoniser et orchestrer dans le même langage que celui d’Offenbach. Or, curieusement, et peut-être pour éviter d’être accusé de plagiat, Bru Zane s’emploie à faire « différent » de notre édition dans tous ces passages en question, n’hésitant pas ainsi à prendre des chemins harmoniques qui sont tout sauf naturels. Le résultat n’est vraiment pas heureux… Sans parler de l’orchestration qui n’est pas très… « offenbachienne ». Ce qui tendrait à prouver que Bru Zane connaissait parfaitement notre publication lorsqu’il a décidé d’en publier son édition déclarée à grand renfort de publicité comme « inédite ».
Acte 5. Le champ de bataille de Bru Zane. S’appuyant sur une version primitive du livret, version finalement rejetée par Offenbach et ses librettistes devant le constat que « ça ne fonctionne pas », Bru Zane supprime des numéros (l’ensemble « je te connais », la musique de sortie qui suit le duo entre le brésilien et la gantière), modifie et déplace au cœur de l’acte le final (devenu scène et ronde), ajoute des musiques de scène réalisées par eux-mêmes d’après de simples mentions dans le livret primitif (mêlant des chants populaires à d’autres œuvres d’Offenbach), remplace l’introduction flamboyante de la version définitive du rondo de Métella par une esquisse abandonnée par les protagonistes (ce qui affaiblit considérablement l’entrée de l’héroïne). Après tout ce « bricolage », l’acte 5 ressort très affaibli, autant du point de vue dramatique que musical, son déroulement devient difficile à suivre et tout cela se termine « en queue de poisson ».