Luc et Lucette.
Opéra-comique en un acte
Livret de Pittaud de Forges et Eugène Roche
Musique de Jacques Offenbach
Créé à Paris Salle Herz, le 2 mai 1854
Livret déposé au Bureau de la Censure Parisienne.
PREMIERE PUBLICATION POSTHUME
TOUS DROITS RESERVES
© Jean-Christophe Keck, 2021
Personnages :
Luc Gaillard
Lucette Verdoyant
Le théâtre représente une petite chambre garnie avec fenêtre donnant sur les toits. Une alcôve au fond, au milieu. La porte d’entrée, au 1er plan, à droite du spectateur. La cheminée est en regard. Contre la cheminée au 2e plan, deux patères. Une table de nuit sur laquelle est un petit coffre tout ouvert, à la tête du lit. Un fauteuil auprès de la cheminée ; un guéridon à la gauche du fauteuil ; un petit tabouret de pied contre la cheminée. Un petit meuble gothique à droite ; il est chargé de livres et de musique ; un violoncelle est à côté. Des gravures encadrées sont accrochées à la muraille. Contre la cheminée, une bassinoire. Une robe de chambre et un bonnet grec au porte-manteau ; des pantoufles par terre. Chaises de paille, guéridon, etc.
Scène 1ère.
Lucette (seule).
(Au lever du rideau, elle est en train d’écrire. Une bougie allumée est sur le petit guéridon.)
« Ma chère Marraine,
« Je suis arrivée à Paris en bonne santé. Sur votre lettre de recommandation, Mme Camuset, la maîtresse de « l’hôtel des diligences, m’a fort bien reçue ; mais toute sa maison était occupée … et si l’idée ne lui était pas « venue de me donner, pour cette nuit, la chambre d’une personne qui est en voyage, j’aurais été forcée d’aller « me loger ailleurs, ce qui m’eût d’autant plus contrariée que Mr. Athanase Jouvenet, mon prétendu, doit, « comme vous savez, venir me chercher ici, de très grand matin, pour m’emmener dans sa famille, à « Fontainebleau. Dans quelques jours, je vous ferai savoir comment j’y ai été reçue. Adieu, ma chère Marraine « etc.etc. Votre filleule pour la vie. Lucette Verdoyant. » (Elle plie sa lettre, la cachète et met l’adresse.) A Madame, « Mme Bertrand, fermière à Gournay. » Cette bonne Marraine ! Si elle ne recevait pas promptement de mes nouvelles, elle serait dans l’inquiétude ! … ça la contrariait tant de me laisser venir seule à Paris … Heureusement que je suis en sûreté ici. (Allant pour pousser le verrou de la porte.) Tiens ! il n’y a pas de verrou ! … Ah ! Mme Camuset m’a enfermée à double tour … cela revient au même … (Regardant autour d’elle.) C’est que c’est très gentil, ici … Qui est-ce qui peut habiter cette chambre ? (Regardant des petites boîtes et des fioles sur la cheminée.) Pâte de Regnault, pâte de Nafé d’Arabie, pâte de mon deveau, pâte de limaçon. C’est un apothicaire. (Prenant la chandelle pour examiner les tableaux.) Mort de Gilbert … mort de Chatterton … mort de Millevoye … mort de … Non ! … c’est un actionnaire des pompes funèbres … après tout, ça m’est égal pour le temps que j’ai à rester ici. (Ôtant son bonnet et son fichu et se coiffant de nuit.)
(On entend sonner minuit à une horloge du voisinage.)
Récitatif.
Minuit ! au point du jour je dois être éveillée …
Reposons-nous en attendant …
Là … sur ce lit, tout habillée,
Pour être debout promptement,
Mais j’y pense, quel doux présage !
Demain on signe le contrat
Et dans huit jours, le mariage,
Qui doit se faire avec éclat.
Couplets.
Sonnez, sonnez, cloches gentilles
A mon cœur votre bruit est doux !
Répétez à nos jeunes filles
Bientôt nous sonnerons pour vous.
Quelle joyeuse fête !
La jeuness’du pays,
Les violoneux en tête,
Vient m’chercher au logis.
Ma toilette brillante,
Ma tournure élégante,
Font leur effet, c’est sûr !
Chacun l’âme ravie,
En m’admirant, envie
L’heureux sort du futur.
C’est sûr !
Sonnez, sonnez etc.
2e Couplets.
D’abord, Monsieur le Maire
En écharp’nous unit ;
Ensuite au presbytère
Le pasteur nous bénit …
Après le dîner, vite …
Maint danseur vous invite,
Aucun n’veut avoir tort.
Et lorsque la journée
Est enfin terminée,
De fatigue on s’endort,
On dort !
(Elle s’endort peu à peu pendant que l’orchestre joue en sourdine le refrain : sonnez, sonnez etc., la musique continue jusqu’à l’entrée de Luc.)
Scène 2e.
Lucette (sur le lit), Luc.
(Luc entre doucement avec un rat de cave allumé. Il referme la porte à double tour. Il a une casquette à oreilles, un cache-nez, un manteau, des bottes fourrées.)
Récitatif.
Salut à mon foyer ! … Après trop longue absence,
Me voici de retour !
Mon cœur renaît à l’espérance …
Ah ! pour moi quel beau jour !
(Ritournelle majestueuse pendant laquelle il se promène. Puis il s’avance sur le devant de la scène comme pour chanter son air et se mouche bruyamment.)
Brrr ! … j’arrive du Midi … par le chemin de fer du Nord ! … train de nuit ! … grande vitesse ! … Elle est jolie, la grande vitesse ! … à la station de … chose … Voilà le charbon qui nous manque … bien ! … à la station de … d’après, c’est l’eau – très bien ! à celle de … d’ensuite, c’est l’eau … et le charbon … parfait ! – Bref ! la grande vitesse est en retard de cinq heures sur la diligence … En voilà de l’agrément !
(chanté)
Ah ! (point d’orgue de rentrée)
Ah ! quel plaisir ! ah ! quel beau jour !
Enfin me voici de retour …
(Il allume sa bougie et éteint son rat qu’il pose sur une cheminée.)
Enfin, me voici réintégré dans mes lares ! … je vois avec plaisir que Mr Camuset a tout préparé ! (Il se débarrasse de ses habits, passe sa robe de chambre et met ses pantoufles.) Et j’avais besoin de repos. (Il prend une boule de gomme et tousse.) Pauvre Luc ! ça va mal ! (Il s’étale dans un fauteuil qu’il rapproche de la cheminée.)
Fatal oracle d’Epidaure,
Tu m’as dit …
Voilà déjà six mois que l’oracle d’Epidaure, sous la forme d’Athanase Jouvenet, mon ami intime … pharmacien breveté, bachelier es-drogues, m’a dit la chose vexante ci-après :
Les feuilles des bois,
A tes yeux jauniront encore,
Mais c’est pour la dernière fois.
Et nous sommes au quinze novembre, à la chute des feuilles … à cette époque où le rossignol a perdu son ut de poitrine … Longtemps j’ai lutté contre cette certitude … j’ai consulté des médecins, beaucoup de médecins ! Ils m’ont tous dit la même chose … il n’y a rien à faire … et comme j’insistais, ils m’ont envoyé promener … dans le Midi … alors, abandonné des hommes (Il se lève). Je me suis jeté dans la science … J’ai dévoré des volumes … (Il prend un livre placé sur le petit meuble.) Et j’ai reconnu tous les symptômes de mon mal … oh ! il n’y a pas à tortiller, je suis sûr de mon affaire. (Lisant dans le livre qu’il a ouvert.) « Les faibles de poitrine digèrent « facilement … rien ne leur fatigue l’estomac. » - Et moi donc ! je mange de tout, et ça passe comme une lettre à la poste … C’est horrible à imaginer ! Autre symptôme : « Les faibles de poitrine sont mélancoliques et très enclins aux passions du cœur. » - Et moi donc ! … et moi donc ! La vue d’une femme, d’une simple femme ! … Ah ! chassons ces idées. Dernier symptôme, et le plus foudroyant pour moi : « Prêt de mourir, on devient poète ! – Ainsi Gilbert, aussi Malfilâtre … » … et moi donc ! pour me distraire, sans le wagon, je me suis amusé à composer mon épitaphe, et j’y ai réussi avec un bonheur qui me glace d’effroi ! … C’est d’un poétique … d’une fantaisie ! … Ah ! écoutez : Lai … - C’est le genre de poésie qui me convient le mieux … lai.
Qu’est-ce donc que la vie ?
Une table servie
De mets exquis et délicats,
Où, plein de confiance,
Dans un joyeux repas,
Je vins m’asseoir … vaine espérance,
Car, hélas !
Pour ne sais quel outrage,
L’amphitryon
Me fit sortir de sa maison
Quand n’étais encor qu’au potager !
La plaisanterie se mêle agréablement à la gravité du sujet … C’est le chant du cygne. (Il vide ses poches et met son argent et sa montre dans le petit coffre qui est sur la table de nuit.) Où donc est la clé de ma chambre ? … ah ! auprès ma chaîne de montre. (Il laisse le coffre ouvert.) Maintenant faisons ma couverture ! (Prenant la bassinoire.) Il y a des gens qui me disent : pourquoi ne vous mariez-vous pas ? Pourquoi ! … oui, j’y ai bien pensé, parbleu ! on m’avait même proposé une petite cousine que je n’ai jamais vue … mais qu’on dit fort agréable … Mais, hélas ! il n’y faut pas songer … Oh ! mon ami intime, Athanase, le pharmacie, ne me l’a pas mâché : si jamais tu te maries, tu es un homme mort … aussi, pour ne pas m’exposer à faire une veuve et des orphelins, je me monte l’imagination contre les femmes … je m’étudie à les trouver bêtes … laides … désagréables … et j’ai juré que ce seuil-ci leur resterait à jamais interdit. (En ce moment, il s’approche du lit avec la bassinoire. Lucette se réveille et fait tomber la lumière placée sur la table de nuit. – Nuit.) Hein ? … qui va là ?
Scène 3e.
Luc, Lucette.
(Luc allume son rat. Lucette allume la bougie à la cheminée.)
Lucette (apercevant Luc).
Vous n’êtes donc pas un voleur ?
Luc (de même).
Vous n’êtes donc pas un brigand ?
Lucette.
Mais alors, sortez, Monsieur, sortez !
Luc.
Me mettre à la porte de chez moi ! … il est joli, celui-là !
Lucette.
Cette chambre est la vôtre ?
Luc.
Cette chambre est la mienne … ce lit est le mien … tous ces bibelots sont les miens … mais vous, jeune inconnue, que je ne connais pas, répondez : depuis quand ? … Comment ? Pourquoi êtes-vous ici ?
Lucette.
Oh ! mon Dieu, Monsieur, je vas tout vous dire … je suis arrivée ce soir … et je me remets en route demain matin, à six heures ; j’avais une lettre de recommandation pour la maîtresse de cet hôtel.
Luc.
La Camuset ! et elle vous a logée dans ma chambre.
Lucette.
Elle ne vous attendait pas …
Luc.
Infamie ! Je lui ai écrit que j’arriverais aujourd’hui à Paris … Serait-ce un piège tendu à mon innocence ?
Lucette.
Sans doute, elle n’aura pas reçu votre lettre ?
Luc.
Vous attaquez l’Administration des Postes ! … vous allez bien, vous ! … je l’ai jetée moi-même dans la boîte ; ainsi, je suis sûr … (Il la retrouve dans la poche de son pantalon.) Ah ! non ! la voilà !
Lucette.
Vous voyez bien !
Luc.
Alors, je n’incrimine plus la Camuset ; mais n’importe ! … la situation est incohérente … et il faut en sortir.
Lucette.
Que vais-je devenir, mon Dieu ?
Luc.
Rassurez-vous … je n’aurai pas la cruauté de vous mettre à la porte … seulement, je m’en vais chercher un autre gîte.
Lucette (à part).
C’est un bien honnête jeune homme !
Luc (qui s’est rhabillé, voulant ouvrir le coffre et ne le pouvant pas).
Vous avez la double clé de la chambre ?
Lucette.
Non, Mme Camuset m’a enfermée.
Luc.
Allons, bon ! … la mienne est là-dedans … et la boîte s’est refermée.
Lucette.
Ouvrez-la.
Luc.
Mais je ne peux pas … la serrure est abîmée.
Lucette.
Ah ! Monsieur, je vous avais mieux jugé … un pareil prétexte !
Luc.
Prétexte ! … le mot est charmant ! … Si vous craignez le tête à tête, je le crains bien plus que vous. (à part) Avec ça qu’elle a des yeux ! Pristi ! quels yeux ! … je ne suis pas en sûreté ici, moi !
Lucette.
Mais alors que faire ?
Luc.
C’est bien facile, je vais appeler.
Lucette.
Tout le monde dort.
Luc.
Je vais réveiller tout le monde. (Il va ouvrir la fenêtre et se met à crier.) Boniface !
Lucette (l’arrêtant).
Mais, Mr., c’est encore pis.
Luc.
Vous aimez donc mieux rester seule avec moi ?
Lucette.
Je ne dis pas ça.
Luc (retournant à la fenêtre).
Alors, je vais appeler … Bonif …
Lucette.
Mais enfin … si l’on vient, et que l’on nous trouve tout deux enfermés, à cette heure ?
Luc.
Eh bien ?
Lucette.
Eh bien ! on croira …
Luc.
On croira … quoi ?
Lucette.
Il faut si peu de chose pour compromettre …
Luc.
Je brave l’opinion.
Lucette.
Je crois bien … vous, un homme. Si j’étais à votre place, je m’en moquerais bien.
Luc (à part).
Quelle petite gaillarde ! (haut) Alors, c’est décidé, je reste.
Lucette.
Mr., je me confie à votre honneur.
Luc.
Ah ! soyez tranquille ! (à part) C’est singulier ! je sens là comme des palpitations.
Lucette.
Quel drôle de jeune homme !
Luc (allant prendre son violoncelle).
Appelons les arts à notre secours !
Lucette.
Vous jouez de ce gros violon, Monsieur ?
Luc.
Je ne suis pas de la première force … ni même de la seconde … mais j’en racle quelque peu agréablement. Je suis élève de Jacques Offenbach.
Lucette (regardant un morceau de musique que Luc a déposé sur une chaise qui lui sert de pupitre).
Vous chantez aussi ?
Luc (avec modestie).
Autrefois, oui … mais maintenant … (Il met la main sur sa poitrine.)
Lucette (lisant).
« Les Bergères d’Appenzell. » - (cherchant à déchiffrer.) la la la …
Luc.
Tiens ! mais vous-même …
Lucette.
Oh ! oh ! j’ai pris quelques leçons … (déchiffrant.) la, la, la.
Luc.
Si vous voulez essayer … C’est un duo pastoral … ça se chante et ça se mime … la scène se passe dans les montagnes suisse … Frantz, le chevrier, assis sur un pic escarpé attend Lisely la chevrière … Lisely ne vient pas … Frantz s’emb … unie … et dresse sa plainte sur son pipeau rustique.
Lucette.
C’est plein d’intérêt …
Luc.
C’est-à-dire que c’est très dramatique. Voyons, commençons. Vous êtes Lisely … je suis Frantz … (Arrangeant des chaises près de la table.) Voici la montagne … (Prenant une chaise.) Voici mon pic … et mon pipeau rustique (Il montre sa basse). Attention ! …
(Il chante en s’accompagnant.)
Là-haut dans la montagne
Je ne vois rien venir
Lisely, ma compagne,
Qui peut te retenir ?
Viens donc, viens, je t’appelle !
Ah ! je t’entends, je crois
Non, c’est l’écho fidèle
Qui répond à ma voix !
Ah ! ah ! ah !
Mais la nuit est venue
A partir, je suis prêt
Faut-il sans l’avoir vue,
Regagner le chalet ?
Ah ! ah ! ah !
(Ritournelle lointaine, accompagnée de tintements de clochettes.)
Mais plus de vaines plaintes
Là-haut, sur le coteau
Oui, je t’entends qui tintes,
Clochette du troupeau
Ma Lisely si chère,
Je t’aperçois déjà.
Bientôt, ô ma bergère,
Bientôt, tu seras là.
Ah ! ah ! ah !
Lisely (dans l’éloignement).
Ah ! ah ! ah !
Luc (parlé).
A vous là-bas, sur la montagne.
Lucette (sur la table).
1er Couplets.
Le retour du soir
Comble mon espoir
Une voix fidèle
Au vallon m’appelle
On m’attend déjà
Ah ! ah ! ah !
Ensemble.
Agite ta clochette
Mon gentil chevreau
Pour que Frantz qui me guette
M’entende plus tôt
Oh ! oh ! oh !
Lucette.
2e Couplets.
Mais quel doux présage
C’est Frantz, il est là !
Sur ce pic sauvage
A Lis’ly, je gage
Il pense déjà
Ah ! ah !
Ensemble.
Agite ta clochette etc.
Luc.
Agite ta clochette
Mon gentil chevreau
Pour que l’amant qui guette
T’entende plus tôt.
Oh ! oh ! oh !
Luc (parlé).
Ici, le drame se complique et devient palpitant ! … En voyant son berger, Lisely veut presser le pas pour le rejoindre … son pied rencontre un noyau de cerise, elle trébuche et roule sur son séant jusque dans le torrent. Frantz pousse un cri … et du haut de son pic, pique une tête ! – Tableau ! – moment de confusion et d’horreur. Lisely barbotte – Frantz barbotte … l’auteur et le compositeur barbotent – mais la providence veille ! – Frantz en est quitte pour un rhume de cerveau et Lisely, pour un bain de siège. – Après l’invocation de rigueur, les deux amants trempés, mais plus brûlants que jamais reviennent bras dessus bras dessous au village, en chantant ce refrain d’une poésie aussi neuve que pittoresque.
Ensemble.
Allons, partons, déjà la nuit s’avance
Vers le chalet ensemble revenons.
Convenons-en, sans une heureuse chance,
Au fond de l’eau, tous les deux, nous restions
Allons ! – partons !
(la musique doit se terminer en mourant sur ces deux derniers mots qui sont répétés plusieurs fois par les deux chanteurs – à la fin du morceau Luc s’aperçoit que Lucette s’est endormie.)
Luc.
Partons ! Partons ! … Elle ne se l’est pas fait dire deux fois … la voilà partie ! (il se lève.) Pauvre innocente brebis ! Elle dort auprès du loup. (il va porter son violoncelle et revient contempler Lucette.) Ô Dieu ! est-elle gentille, quand elle dort … quelles jolies petites mains ! … quels jolis petits pieds ! … et dire que je suis là … seul avec elle … que … (il s’approche de nouveau, puis il tousse et s’arrête avec effroi.) ah ! fuyons ! fuyons ! (il s’élance par la fenêtre et disparaît par les toits.)
Scène 4e.
Lucette (seule, se réveillant au bruit que fait Luc en se sauvant).
Hein ? … qu’est-ce qu’il y a ? Monsieur ! Monsieur ! Eh bien ! où donc est-il ? Ah ! mon Dieu ! il a disparu … comme une ombre … comme un sylphe … et pourtant …
Air :
(on entend des chats miauler sur les toits)
Luc (en dehors).
Voulez-vous bien vous taire, libertins !
Lucette.
Comment ! il est dans la gouttière ?
(elle va sur la fenêtre.)
Scène 5e.
Lucette, Luc.
Luc.
Ah ! le gredin ! (Il entre dans la chambre en tenant sa main sur sa joue.)
Lucette.
Vous êtes blessé ?
Luc.
Il paraît que j’ai dérangé un tête à tête … et cet animal là s’est mis à jurer après moi … et encore s’il s’en était tenu aux gros mots ! (il montre sa figure.)
Lucette.
Il vous a bien arrangé ! mais aussi … qu’est-ce que vous allez faire sur les toits ?
Luc.
Que lui dire ? (haut) Je croyais avoir entendu crier à la garde … et j’allais voir … ah ! ah ! je grelotte ! je frissonne ! c’est qu’il pleut d’une force ! …
Lucette.
Approchez-vous de la cheminée ! (Elle souffle le feu et met une buche.) Comme vous tremblez ! … Oh ! mon Dieu. Il n’en faut pas davantage pour attraper une fluxion de poitrine !
Luc (qui s’est assis dans le fauteuil, se levant brusquement).
O ciel ! qu’avez-vous dit ? … quand c’est pour l’éviter, au contraire.
Lucette.
Comment ?
Luc (se reprenant).
J’ai dit quelque chose ? c’est possible … mon esprit est tellement engourdi par le froid que je ne le sens pas … il bat la campagne, le drôle ! (il se rassied.)
Lucette.
Chauffez-vous ! … Eh bien, ça revient-il un peu ?
Luc (se chauffant).
Pas encore ! … j’ai des crampes partout … même dans l’estomac … avec ça que je suis à jeun depuis mon dernier repas.
Lucette.
Eh bien ! si je vous invitais à souper ?
Luc (à part).
Elle voudrait me conduire dans un restaurant. (haut) Vous oubliez que nous sommes enfermés.
Lucette.
Je le sais bien … mais j’ai des provisions dans mon panier de voyage … j’ai encore une aile de poulet … la moitié d’une galette et les trois quarts d’une bouteille de vin !
Luc.
C’est un buffet que votre panier … Eh ! je ne ferai pas le fier … j’accepte … mettons le couvert.
Lucette.
C’est ça.
Luc.
Voici déjà la table.
Lucette.
Voulez-vous me donner une nappe ?
Luc.
Une nappe ? … Tenez-vous bien à une nappe ? à la rigueur …
Lucette.
On peut s’en passer. – Voici le vin. (Elle le pose sur la table.)
Luc.
Voici l’eau. (Il place la carafe sur la table.)
Lucette.
Les verres ?
Luc.
Ah ! Diable ! … j’en possède un !
Lucette.
C’est peu !
Luc.
Attendez ! J’ai dans ma poche une tasse en gutta percha. (Il la place sur la table qu’il regarde avec satisfaction.) Eh ! Eh ! ça prend tournure.
Lucette.
Et l’argenterie ?
Luc (allant au petit meuble).
Ҫa n’est pas ça qui me manque … j’ai un couvert complet en maillechort, cuiller, fourchette et couteau. A vous les honneurs de la fourchette … à moi la cuiller … le couteau, à nous deux. (le plaçant au milieu de la table.) Mitoyen … maintenant on peut servir.
Lucette (tirant l’aile de poulet de son panier).
Où mettez-vous vos assiettes ?
Luc.
Mes assiettes ? … Je ne les mets pas … ah ! à la rigueur …
Lucette.
On peut s’en passer. – Et le pain ?
Luc.
Ah ! sapristi !
Lucette (l’imitant).
Ah ! à la rigueur …
Luc.
On ne peut pas s’en passer.
Lucette.
Nous le remplacerons par la galette.
Luc.
C’est bien lourd … mais à la guerre
Lucette.
Comme à la guerre.
Duetto.
Ensemble.
A table ! quel brillant festin
Et quelle joyeuse bombance !
A table ! le verre à la main,
Tous deux nous ferons connaissance !
Lucette (lui offrant du vin).
Buvez soudain
Un peu de vin.
Luc (retirant son verre).
Non, pas de vin,
De l’eau tout plein !
Lucette.
Pourtant le vin
Ҫa vous ranime.
Luc.
Jamais de vin !
C’est ma maxime.
Ensemble.
Lucette. Luc.
Le vin, le vin Le vin, le vin
Nous met en train ! Met trop en train
Buvez du vin ! Jamais de vin !
Luc.
Au vin, j’en conviens, je préfère,
Qu’il soit vieux ou qu’il soit nouveau
Un verre de belle eau bien claire
Ҫa ne porte pas au cerveau.
Ensemble.
Luc. Lucette.
Oui, j’aime l’eau ! Il aime l’eau !
Lucette.
De ce goût-là, moi, je m’étonne.
Chez nous soit jeunes ou vieillards,
Je ne le connais à personne
Ah ! si vraiment, à nos canards !
Ensemble.
Luc. Lucette.
A vos canards ! A nos canards !
Lucette.
Allons, c’est moi qui vous en prie …
A ce nectar goûtez un peu.
Luc.
Non, non ! (à part) son regard m’incendie
De l’eau pour éteindre le feu !
Ensemble.
Luc. Lucette.
Au feu ! au feu ! Goûtez un peu.
Reprise.
Lucette.
Buvez soudain
Un peu de vin.
Luc.
Non, pas de vin !
De l’eau tout plein.
Lucette.
Pourtant le vin
Ҫa vous ranime !
Luc.
Jamais de vin,
C’est ma maxime.
Ensemble.
Luc. Lucette.
Le vin, le vin Le vin, le vin
Met trop en train Vous met en train,
A bas le vin ! Vive le vin.
Lucette.
Convenez que notre situation est bien extraordinaire.
Luc (tout en mangeant).
Elle n’est que trop andalouse.
Lucette.
Passer la nuit dans une chambre de garçon … et cela, quelques jours avant mon mariage.
Luc.
Tiens ! … vous allez vous marier ? … par inclination, sans doute ?
Lucette.
Oh ! c’est selon … d’abord, mon futur n’est pas très bien, si vous voulez …
Luc.
Je ne m’y oppose pas.
Lucette.
Mais enfin, il n’est pas mal … et puis, il a tant d’esprit …
Luc.
En ménage, c’est du luxe.
Lucette.
Mais, pour lui, c’était le nécessaire ; car il s’agissait d’éloigner un rival … et un rival qui avait des droits antérieurs.
Luc.
Et qui s’est laissé supplanter ?
Lucette.
De la meilleure grâce du monde.
Luc.
Jobard ! Imbécile ! racontez-moi donc cette aventure drolatique.
Lucette.
Figurez-vous que, dans mon pays, à Gournay …
Luc.
Tiens ! Vous êtes de Gournay ? … J’y connais quelqu’un à Gournay.
Lucette.
Je possède une petite ferme … en plein rapport … C’est du bon bien.
Luc.
Ah ! vous êtes fermière.
Lucette.
C’est une parente, une sœur de ma mère, qui a laissé cette propriété à moi et à un de mes cousins, que je n’ai jamais vu, à la condition par lui de m’épouser ou de renoncer à sa part de succession.
Luc.
Tiens ! Tiens !
Lucette.
Vous comprenez que ces conditions là n’arrangeaient guères le jeune homme en question.
Luc.
Celui qui a de l’esprit ?
Lucette.
Oui … il a si bien fait, que l’autre, le …
Luc.
Le jobard !
Lucette.
Oui, le jobard a renoncé de lui-même à tous ses avantages.
Luc.
Triple Jocrisse !
Lucette.
Mais vous ne devineriez jamais le moyen que mon futur a employé pour ça ?
Luc (gaiment).
Voyons le moyen ?
Lucette.
Figurez-vous qu’il a fait accroire à Mr. Luc …
Luc (étonné).
Ah ! L’autre se nomme ?
Lucette.
Luc.
Luc.
Joli nom !
Lucette.
Comme ça !
Luc.
Pardonnez-moi, il est biblique !
Lucette.
Enfin ! Il lui a fait accroire … vous allez rire … qu’il était malade de la poitrine.
Luc (qui allait boire, pose précipitamment son verre).
Hein ? … Vous dites … qu’il lui a fait accroire … ?
Lucette.
Et ce brave Mr. Luc Gaillard a donné dedans tête baissée !
Luc.
Hélas ! … ce n’était peut être que trop vrai.
Lucette.
Mais pas le moins du monde … il se porte comme vous et moi.
Luc.
Votre parole d’honneur ?
Lucette.
Et pour s’en débarrasser, Mr. Athanase …
Luc.
Ah ! Athanase ! … Voilà un nom ridicule.
Lucette (continuant).
Lui a conseillé d’aller dans le Midi … et il y est allé ! … C’est drôle, n’est-ce pas ? … ah ! ah ! ah !
Luc (riant forcément).
Oui … c’est drôle ! … ah ! ah ! ah ! (à part) J’étouffe de colère !
Lucette.
Voyez-vous d’ici ce pauvre garçon, au plus fort de sa jeunesse et de sa santé, qui se condamne au lait d’ânesse, qui va se coucher dans des étables … on n’est pas plus …
Luc.
Plus bête ! … dites le mot !
Lucette (riant).
Ah ! ah ! ah ! comment ! ça ne vous fait pas rire ?
Luc.
Mais si, je ris à gorge déployée … ah ! ah ! ah ! (à part) ah ! je ne suis pas poitrinaire !
Lucette (effrayée).
Ah ! mon Dieu ! (Ils se lèvent.)
Luc (marchant avec agitation et prenant une voix de basse taille).
Ah ! je ne suis pas poitrinaire !
Lucette (tremblante).
Monsieur, qu’est-ce que vous avez ?
Luc.
Mais alors, je n’ai plus de ménagements à garder … je peux me livrer à toutes sortes d’excès … (Il arpente le théâtre.) Je peux boire du vin pur ! (Il revient à sa place et se verse deux grands verres de vin pur.) Hum !
Lucette.
Il va se griser, le malheureux !
Luc.
M’envoyer dans le Midi ! … me faire coucher dans des étables … avec des bêtes à … faut que je me venge ! (Il poursuit Lucette qui se réfugie derrière la table et met deux chaises autour d’elle.)
Lucette.
Monsieur ! laissez-moi !
Duo et Finale.
Luc.
Pourquoi donc vous défendre ?
Doit-on rien refuser
A l’amour le plus tendre
Qui demande un baiser ?
Lucette.
Je saurai me défendre
On doit tout refuser
A celui qui veut prendre
De force un seul baiser.
(Luc cherchant à escalader les chaises qu’elle jette successivement devant lui.)
Luc.
Bah ! d’une barricade,
Ici, je n’ai pas peur.
Eh ! vite, à l’escalade !
Oui, je serai vainqueur !
Ensemble.
Luc. Lucette.
Pourquoi donc vous défendre Je saurai me défendre
Etc. Etc.
Luc (grimpé sur une chaise).
Victoire ! Ah ! je la tiens enfin !
A l’assaut, oui, j’ai su la prendre !
(Il veut saisir Lucette qui, en s’échappant, fait tomber le petit coffre qui se brise. Elle aperçoit la clé, s’en empare et court vers la porte.)
Lucette.
Non, pas encor’- car cette clé soudain
A la liberté va me rendre.
Luc.
Elle a la clé je suis volé !
Lucette.
Adieu donc, Monsieur, je vous laisse.
Luc (saute à bas de la chaise et retombe assis en faisant un geste de douleur).
Aïe ! aïe !
Lucette (la main sur la serrure).
Quoi donc ?
Luc.
Quelle détresse !
Je le sens … j’ai le pied foulé !
Ensemble.
Luc. Lucette.
Oh ! la, la, la ! quel martyre ! Pauvre garçon ! quel martyre !
Je souffre comme un damné ! Il souffre comme un damné !
Partirez-vous sans me dire Dois-je partir sans lui dire
Que vous m’avez pardonné ? Que mon cœur a pardonné ?
Luc.
Couplets.
I.
Vous le pouvez … quittez-moi donc, madame …
Rien ne doit plus ici vous arrêter.
Lorsqu’un époux, un amant vous réclame,
Vous ne sauriez jamais trop vous hâter.
Allez trouver, comblant son espérance,
Auprès de lui la joie et le plaisir,
Et laissez-moi seul avec ma souffrance,
Vous êtes libre – et vous pouvez partir.
Lucette.
II.
Chez vous, Monsieur, quand j’étais prisonnière,
Quand tout devait me faire respecter,
D’une façon un tant soit peu légère,
Vous avez cru qu’on pouvait me traiter,
Mon cœur ne peut oublier cette offense,
Et sans pitié je dois vous en punir.
Oui, tout me dit de fuir votre présence …
Mais vous souffrez … Je ne veux plus partir.
(Musique en sourdine à l’orchestre pendant le dialogue suivant et jusqu’à la reprise du morceau.)
Luc.
Hein ? … Que dites-vous ? … Il serait vrai … vous restez ?
Lucette.
Oui, mais comme garde malade, seulement. – Voyons, prenez mon bras.
Luc (s’appuyant sur son bras).
Dieu ! Est-on bien comme ça … et dire que si vous vouliez … car … je veux à présent me marier … et moi voulant, il ne vous resterait plus qu’à vouloir … Mais vous ne voudrez pas … vous tenez à votre Monsieur … comment l’appelez-vous déjà ?
Lucette.
Athanase.
Luc.
C’est un nom si pitoyable que je ne puis le retenir … avec ça que je suis sûr qu’il a un physique indigne.
Lucette.
Par exemple ! – Enfin, si je l’aime, moi !
Luc.
Si vous l’aimez ! – Primo et d’une, vous ne l’aimez pas !
Lucette.
Oh ! que si.
Luc (se levant).
Oh ! que non ! Et je connais quelqu’un, moi, qui vous irait un peu mieux que votre ananas.
Lucette.
Et qui donc ?
Luc.
Un jeune homme très chic … santé solide … hum ! fortune idem, physique agréable.
Lucette.
Ah !
Luc.
L’œil vif, la dent belle, la chevelure luxuriante, des talents, quelque peu d’esprit.
Lucette.
Mais enfin, cette personne …
Luc.
N’attend qu’un mot de vous pour mettre à vos pieds sa main, son nom, son cœur, son patrimoine, son mobilier …
Lucette.
Quoi ! ce serait ? …
Luc.
Oui … V’lan … ça y est !
Suite du duo.
Ensemble.
(mettant la main sur leur cœur.)
Toc ! toc ! toc ! toc ! comm’ça bat !
Toc ! toc ! toc ! toc ! quel sabbat !
Luc (montrant son pied).
A tant de souffrance
Daignez compatir !
Un mot d’espérance
Peut seul me guérir.
Lucette.
A tant de souffrance
Faut-il compatir ?
Un mot d’espérance
Pourrait le guérir.
Luc.
Couronnant la flamme
Qui brûle mon cœur …
Devenez ma femme,
Faites mon bonheur !
Lucette.
Quoi ! moi, votre femme !
Quel trouble en mon cœur,
Je ris de sa flamme
Et de son ardeur.
Ensemble.
Toc ! toc ! toc ! toc ! comm’ça bat !
Toc ! toc ! toc ! toc ! quel sabbat !
Luc.
Allons, cruelle,
Décidez-vous !
Qu’un baiser scelle
Des nœuds si doux !
Lucette.
Que dites-vous ?
Ensemble.
Toc ! toc ! toc ! toc ! comm’ça bat !
Toc ! toc ! toc ! toc ! quel sabbat !
(Luc se jette aux pieds de Lucette qui lui tend la main. – En ce moment, on entend frapper avec force à la porte du fond. – La musique continue en sourdine.)
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